LA PERLE OBSCURE

1 mars 2024

L’ARTISTE SHINJI NAKABA EXPLORE À TRAVERS LE BIJOU DES FORMES INATTENDUES ET FASCINANTES,
OFFRANT AINSI UNE VISION À LA FOIS SUBLIME ET ÉTRANGE

Avec l’année 2023 s’est également achevée l’exposition anniversaire de la Galerie Viceversa à Lausanne. Voilà déjà en effet vingt-cinq ans qu’Ilona Schwippel et Christian Balmer proposent ce qui se fait de mieux en matière de bijou d’auteur. Pour marquer l’événement, « 5 × 5 » dévoilait les travaux de cinq créateurs internationaux, dont le japonais Shinji Nakaba qui a particulièrement retenu mon attention.

Concrétion calcaire fabriquée principalement par des huîtres perlières, la perle accompagne l’humanité depuis le Paléolithique. Dotée d’une beauté envoûtante et d’une aura mystique, elle a revêtu différentes identités à travers les époques. La Pérégrine, parmi tant d’autres, pourrait à elle seule justifier un long métrage cinématographique tant son histoire est incroyable. Découverte en 1513 dans le golfe de Panama, elle passa de Marie Tudor, reine d’Angleterre, à Elisabeth Taylor. Vendue en 2011 à l’occasion de la succession de la star pour 10,5 millions, elle disparaît des radars… du moins pour le moment. Qui n’a
pas aussi en tête la fameuse toile de Johannes Vermeer, La Jeune Fille à la perle (1665) ? Ou encore la petite série photographique que fit Eugene Robert Riche en 1928 mettant en scène l’actrice Louise Brooks sur fond noir jouant avec un long sautoir de perles ?

Mais revenons à Nakaba. L’artiste, basé à Tokyo, a amorcé son parcours créatif en 1974 après avoir suivi les cours d’introduction du Hiko Mizuno College of Jewelry. Avant cela, il a été tour à tour designer de mode, coiffeur, graphiste et cordonnier ! Si la perle est sans conteste son matériau de prédilection, il en utilise d’autres, moins nobles, comme des canettes de bière en aluminium ou des bouteilles d’eau en plastique. Pour l’exposition « 5 × 5 », Ilona Schwippel et Christian Balmer ont choisi de mettre en avant ses pièces en nacre. C’est au Japon, en 1839, que Kokichi Mikimoto a réussi à créer les premières perles de culture au monde, ceci explique peut-être pourquoi Nakaba y est très attaché.

La technique que privilégie Nakaba est celle de la glyptique, une méthode de sculpture en creux et en relief de la matière, à l’instar des intailles ou des camées. Les images produites par Nakaba sont néanmoins tout sauf traditionnelles, même si les crânes finement taillés – une constante – peuvent évoquer les vanités et l’art funéraire des 16e et 17e siècles, ainsi que certains bijoux de la Renaissance.

La minutie avec laquelle Nakaba restitue les détails des os des crânes, des visages et des parties du corps confère à ces parures une aura d’amulettes ou d’objets magiques. How dare Pearl (2019) est probablement la plus étrange et sublime, dans le sens esthétique du terme, des pièces exposées. D’une quinzaine de centimètres de long, cette broche ressemble à une branche de rosier aux épines acérées. Les perles, soigneusement enfilées puis sculptées pour donner l’illusion d’une branche continue, sont accompagnées d’épines en acier insérées.

L’impression générale que procurent les oeuvres de Nakaba est celle d’un univers rempli de beauté. Elle constitue le principe directeur même de l’artiste pour qui elle possède un potentiel de rédemption systémique. Cependant, chez Nakaba elle n’est ni naïve ni superficielle : vive, surprenante, elle associe souvent pureté et décadence.

Marco Costantini – Historien de l’art/Directeur du mudac, Lausanne